Le télétravail est-il un privilège de classe, celle des cols blancs ? Une chose est sûre le Covid a exacerbé les inégalités prépandémiques. Pour autant des retours d’expériences du côté des cols bleus, par exemple dans le BTP, démontrent que la digitalisation accélérée a eu quelques effets bénéfiques.
Retour en mars 2020. La France est confinée. Après deux semaines d’arrêt total et de sidération générale, l’activité reprend dans le BTP, avec des protocoles sanitaires drastiques.
« Notre filière s’est globalement bien adaptée, se souvient Martine Laruaz, PDG du Groupe Isore, expert en réhabilitation complète des bâtiments, en construction ainsi qu’en technique d’isolation. Dans notre domaine, les fameuses premières lignes, nous étions quelque part un peu privilégiés car nous pouvions continuer de travailler, de sortir, de voir du monde, de socialiser ! »
La fracture numérique s’est creusée brutalement
Quant aux nouveaux usages induits par la distanciation sociale forcée, tout le monde s’y est mis. « Chez Isore, nous avions un petit temps d’avance, car notre transformation digitale était engagée depuis deux ans. Finalement, tout le monde s’est très vite adapté aux outils de téléconférence, et ce qui compte ce n’est pas l’outil en lui-même mais l’usage que l’on en fait ».
En revanche, comme dans d’autres secteurs mais peut-être plus qu’ailleurs, la fracture numérique s’est belle et bien creusée, brutalement, entre les trois grands corps de métiers que sont les compagnons, les chefs d’équipes et les employés des fonctions supports (administratifs, achats, bureaux d’études). Entre les équipes du terrain et celles des bureaux.
« Lors d’une première étude d’impact de ces nouvelles organisations sur la QVT, menée par des collègues mandatés, les travaux n’ont porté que sur la qualité de vie dans les bureaux, sans doute en raison du cercle constitué. Or, dans notre profession, nous devons aussi traiter la question de la qualité de vie au chantier ! C’est un vrai sujet. » Y compris d’ordre psychologique « car les ouvriers ont pu ressentir une forme d’isolement par rapport aux collègues qui avaient réussi à maintenir un lien avec un cercle de collègues plus large grâce au digital».
Le réseau d’entreprise sauveur du lien social
Comme son cousin Teams, Yammer – le réseau social d’entreprise de Microsoft – a pris son envol dans bon nombre d’entreprises depuis un an. Pour des échanges informels, le partage des dernières actualités de services, l’échange de conseils pour traverser la crise… Là encore, rarement dotés d’une adresse mail d’entreprise, les compagnons ont pu se sentir exclus et certains l’ont exprimé. « Nous avons trouvé une solution alternative avec nos équipes RH pour que tout le monde puisse y avoir tout de même accès, quitte à assouplir les règles en utilisant une adresse personnelle. C’est aussi notre rôle de dirigeant que de mesurer le bénéfice/risques de ce genre de décisions ! »
Dans la liste des bénéfices secondaires, le distanciel pourrait bien avoir eu raison du traditionnel quart d’heure de retard ! « Les visios commencent toujours à l’heure et sont de plus en plus préparées par les équipes. » Les plus timides y ont aussi trouvé un nouvel espace de parole. « On a vu intervenir des collaborateurs qui étaient jusque-là plutôt très discrets. Le tchat permet de prendre plus facilement la parole.» Le distanciel permet également d’inclure des collaborateurs très éloignés les uns des autres. Avec son approche éco-responsable de la construction, le groupe Isore voit aussi d’un bon œil la diminution des déplacements et donc de ses émissions de carbone. « Nous prévoyons même de faire évoluer nos réunions de chantier réunissant tous les corps de métier en visio, avec une partie terrain sur place, bien sûr. Mais c’est désormais plus facilement envisageable car les habitudes sont prises. »
Quelle est la morale de cette histoire qui continue de s’écrire ?
« Cet épisode a accéléré le numérique d’une façon prodigieuse avec, comme toute chose créée par l’humain, des bons et des mauvais côtés. Nous devons être vigilants au côté addictif des outils numériques et à la rupture de l’équilibre entre la vie pro et la vie perso. Jusqu’ici nous avons un peu piloté à vue, en subissant les événements et en nous adaptant du mieux possible. Désormais, il nous faut nous intéresser davantage aux impacts de cette révolution sur la santé, le bien-être au travail et aux risques psychosociaux. Même si, dans notre milieu, on évoque peu ces problématiques, les statistiques sont là : 25 à 30% des salariés sont aujourd’hui en souffrance. C’est le rôle des managers de détecter les signaux faibles, plus difficiles à percevoir encore quand on ne se voit pas en vrai, et aux directions RH de les former à ces enjeux. Finalement, cette crise nous a obligé à changer nos manières de faire, et c’est heureux ! »